Spectres. Entretien avec Aurélien Colas. 2011. Entretien portant sur la série "Spectres" et sur le travail récent.

Transformations.
Entretien avec Aurélien Collas réalisé autour des pièces de la série “spectres”,

Pour cette série Spectres, Quels matériaux utilises-tu ?
Je n’utilise que des matériaux synthétiques. A partir de matériaux issus de l’industrie, je produits des objets qui renvoient à des formes naturelles ou à une culture animiste préindustrielle. Je cherche à créer des sortes d’objets transitionnels, des objets cultuels non religieux, des objets chargés d’autre chose que le matériau qui les compose.

Avec quels outils travailles-tu ?
Je travaille avec des outils très différents qui vont du crayon à la scie sauteuse et la défonceuse, ou a la machine à coudre, en passant par les pinceaux ou le pistolet. J’aime que les pièces soient le résultat d’une suite de tâches variées. J’aime que derrière l’apparente cohérence formelle d’une pièce, il y ait une accumulation de tâches, de modes de travail, et de moments très différents. Des moments très calme et très concentrés, mais aussi des moments de force, de fureur, de bruit, …

Tu réalises toi-même tes pièces ?
Oui parce qu’en réalisant les pièces moi-même, Je peux laisser intervenir le hasard à chaque moment, donc laisser une place plus forte à l’inconscient et me laisser surprendre par les choses qui émergent.
J’aime aussi le côté magique et un peu démiurge de transformer les matériaux, de leur faire dire des choses singulières. Et je crois en la puissance de la forme, de la transformation (le mot le dit bien) de la réinvention de soi-même par les formes.
Au-delà de ça c’est aussi un rapport au monde, je construis moi-même ma maison ou mon atelier, je cultive mon jardin, etc.…

Donc tu ne travailles pas à partir de projets préétablis ?
Si, en un sens, je remplis des carnets de dessins, mais ces dessins ne sont pas des projets précis, ce sont plutôt des pistes potentielles, ou une évaluation des potentialités des formes.
Quand je passe au travail sculptural, je suis nourri du travail en carnet, et j’improvise à partir de là. Je trace hâtivement des dessins sur les panneaux de MDF, puis je découpe à la scie sauteuse et j’agence les pièces découpées.
Il y a aussi une part de rencontre entre des éléments, formes, couleurs, matériaux. Certaines formes naissent de la volonté d’utiliser certains matériaux, par exemple, si je veux utiliser de la fourrure, ou des liens, je dois prévoir une place sur la sculpture et donc anticiper cette place dans la découpe.
Pour une série comme Spectres, je réalise la première pièce, puis je teste une multitude de possibilités à partir de là en gardant quelques paramètres (taille approximative, gamme de couleurs, choix de matériaux, …) 

Comment s’opère le choix des couleurs dans ton travail ?
La couleur a une grande importance pour moi. Dans la série Spectres, j’ai travaillé une gamme de couleurs relativement foncée, car ces pièces sont visibles en contre-jour et je voulais renforcer le côté ombre parasite. Ce sont surtout des gris teintés, des couleurs indéfinissables, j’aime les couleurs dont on arrive pas à dire avec certitude ce qu’elles sont.
Mais chaque projet a sa propre logique de couleur. Dans la première série des Modernist Survivors, c’était le kaki, et les motifs camouflage. Dans une série récente, je ne travaille que le blanc, en référence à la couleur du white cube et pour donner à ces pièces le plus possible de discrétion.
Et dans mes dernières peintures, les couleurs, appliquées au pistolet, se recouvrent les unes les autres jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les distinguer séparément.

Ton travail est plutôt sculptural, mais tu te réfères souvent à la peinture.
Oui, je suis fondamentalement peintre, la peinture occupe mon esprit en permanence, et en un sens, mes sculptures sont une prolongation d’une réflexion sur la peinture et sur l’autonomie du support.
Ma pratique de la sculpture est venue d’une volonté de sortir de l’espace de projection de la toile pour investir l’espace réel.
Aujourd’hui je recommence à travailler en peinture avec l’expérience de la sculpture, et donc une approche différente de celle qui était la mienne précédemment.

Au-delà de ce rapport peinture-sculpture, tu défends une notion d’hybridation dans ton travail.
Oui, c’est très important pour moi d’échapper aux catégories, de produire des choses difficilement situables, des hybrides. La société occidentale s’est construite sur des oppositions binaires telles que nature/culture, humain/animal, homme/femme, humain/machine, etc.…
Je pense qu’il y a un vrai enjeu politique et culturel à casser ces oppositions binaires, à élaborer des manières de penser plus complexes et sensibles. C’est l’objet de ce magnifique texte de Donna Haraway, le Cyborg-Manifesto, qui reste pour moi un vrai outil de pensée.
Je me sens prisonnier des modes de pensée dominants, et mon travail est une tentative de casser les clivages et de créer des choses singulières qui puissent échapper à des catégories trop contraignantes.

Est-ce que le rapport de tes sculptures à l’espace découle de cette hybridation ?
Je ne pose jamais mes sculptures sur des socles. J’aime qu’elles aient leur existence propre, autonome. J’aime qu’elles soient problématiques à accrocher. J’aime que leur présence même soit problématique.
Pour moi, chaque sculpture incarne une manière d’être au monde. Certaines pièces peuvent être discrètes, à la limite du visible, d’autres peuvent être très invasives.
J’observe beaucoup les espèces animales et végétales et les rapports de leurs morphologies à l’espace environnant. Certaines de mes pièces se développent au sol et gênent la déambulation dans l’espace, d’autres s’accrochent au plafond, d’autres encore, comme les Spectres, se ventousent aux baies vitrées.
Faire de la sculpture, c’est automatiquement être confronté à des problématiques d’espace.
Et l’espace est une problématique violente. L’espace est rare, l’espace est cher, l’espace vide est devenu la figure suprême du luxe, et dans un même temps des familles s’entassent dans des pièces minuscules. Toute sculpture porte en elle cette part de violence et de responsabilité qui est d’occuper une part d’espace. Et faire de la sculpture, c’est se confronter en permanence à cette problématique.

Tes pièces évoquent parfois une esthétique sado-maso, y- a-t-il une raison ?
Certaines de mes pièces comprennent des chaînes ou des sangles, des pointes, etc.,…
Pour moi, c’est une manière de marquer les objets, de les rendre non neutres, d’éviter la sympathie, qui peut faire basculer la sculpture vers le gadget dans une société d’hyperproduction d’objets « sympas » . C’est aussi une dimension métaphorique des rapports de force dans le monde de l’art, et dans la société libérale de manière plus générale, c’est-à-dire, des rapports de domination- soumission , d’instrumentalisation consentante. Je me souviens d’un texte de Foucault qui dit que tout pouvoir prolonge, répète, intègre la guerre tout en la cachant. Ce que je cherche à faire dans mon travail, c’est simplement de ne pas la cacher.

Considères-tu que tes sculptures parlent du corps ?
Oui, le rapport au corps est fondamental pour moi, mais ce qui m’intéresse n’est pas la représentation du corps. C’est de produire des sortes de corps étrangers, de créer les conditions d’une rencontre avec l’altérité. C’est ce qui m’intéresse dans le monde animal, végétal, minéral, c’est aussi ce qui m’intéresse en art.
Je cherche à produire des formes qui parlent du corps, mais en dehors des conceptions préétablies du corps, en dehors du corps formaté par le langage. Je reviens à cette idée de transformation, j’aime travailler l’idée du corps dans une transformation, un devenir au sens Deleuzien du terme. Un devenir plante, un devenir machine, un devenir animal, …

Tu as dit que la forêt avait été une source d’inspiration pour Spectres ?
Oui, la forêt reste une de mes sources d’inspiration principales, c’est un espace chaotique et fondamental, accueillant et hostile dans un même temps, un espace d’immersion, peuplé de formes étranges et familières. Chaque fois que je remets les pieds dans les forêts de l’Hertogenwald ( région d’où je suis originaire), je me sens comme un animal enragé. C’est comme une part d’animalité disparue qui refait surface, je redeviens hypersensible aux parfums de la végétation, à l’odeur de la moisissure, au moindre bruissement de feuillage. J’ai dû être un sanglier dans une vie antérieure. Par rapport à ça, ma vie dans l’environnement urbain est une sorte de coupure radicale, un exil, mais cet exil me rend productif.

Paris, 2011